Ce sont plus de 600 textes qui ont été soumis cette année et que le jury a dû évaluer après réception des meilleures œuvres sélectionnées par un comité formé de lectrices et de lecteurs. Après avoir annoncé une liste préliminaire de vingt lauréates et lauréats le 10 novembre dernier, le jury dévoilait le jeudi 17 novembre les cinq finalistes du Prix de poésie. Nous sommes fiers d'y retrouver Philippe Labarre, enseignant au Collège Ahuntsic, pour Scènes de la vie poreuse. Mais c'est en ce 24 novembre que nous apprenions qu'il remporte officiellement le Prix de poésie 2022.
Scènes de la vie poreuse
on n’ose pas sortir on guette l’extérieur
par la fenêtre mais le paysage s’éloigne
il sombre dans le dégât d'eau
à l’horizon (tu dis que le monde nous fuit)heureusement que j’ai retrouvé tes jumelles
sans elles on ne verrait plus chez le voisin
mais la lumière s’attarde on ne reçoit plus
que le passé et le voisin c’est déjà avant-hierle pauvre ne voit rien venir on voudrait
lui offrir un biscuit chinois de l’astrologie
ce soir Vénus est dans tes yeux lui révéler
le numéro gagnant à la loto mais L’Écho
du quartier ne passe plus la rampe du balconil faudrait bricoler un télescope
avec les deux moitiés branlantes
de tes jumelles (selon toi on pourrait
voir à presque un kilomètre d’ici
et la lumière serait vieille de trois ans)imagines-tu si on pouvait encore
se revoir jouer au parc avec cet enfant flou
qui fut peut-être à nous et dont on oublie
de plus en plus souventle nom?
*
il faut dire qu’on est mal isolés dans notre vieux 4 1/2 de la fin du monde notre langue moisit dans le noir des briques les noms surtout et leur odeur de mort surette qui filtre partout le sens se fait lentement sucer par les fissures chignant de plus en plus fort entre nos vitres et leurs châssis trop lousses
c’est pas si grave on peut encore se caresser bien des nuances d’amour et de contrariété dans le braille de nos rides et de nos pattes d’oie mais on essaie quand même de refonder le pacte des récurrences on redevient des animistes (au foyer) on apprivoise l’effroi avec nos mots cassés on rebaptise chaque bruit qui passe deux fois
comme le grattement de branche sur la porte ça c’est feu grand-maman Rachel qui cogne et qui s’invite avec son pudding aux fraises éventé on n’ouvre pas on ne veut pas réchauffer le dehors – et l’infiltration d’eau dans le sous-sol c’est son mari Armand il sent le tapis humide mais on l’adore quand même on brûle même de l’encens pour lui parce qu’il annonce une saison qui nous est due depuis
combien d’années déjà?
*
un jour on sort prendre l’air dans nos bras
avril arrive c’est ce qu’ils disaient à la radio
dehors existe encore on n’arrive pas à y croire
le ressort du printemps doit s’être rouillédans nos souvenirs c’était moins immobile
il n’y avait pas tant de cendre pour ensevelir
le monde sous le gris – on ne sent même plus
le manque d'un nom en ces visages braquant
lentement sur nous leurs lunes qui grincent
comme de purs témoins de notre passageon se dit peut-être que tout est mort
même si ça remue encore que tout est mort
un peu d’avance juste au cas où pour éviterle pire?
on craint d’être reconnus on se cache dans la nuit
de nos os on s’engouffre par l’artère nourricière
on se fait tout petits dans notre moelleensuite on pleure quand on se regarde
ça me fige tellement de te voir aussi déserte
que je fixe le soleil – qu'il y ait encore de l'aura
là où la tienne jouait dans le feu vert de son étoiletu me dis d'attendre que je vais me brûler les yeux
qu’on peut rentrer chez nous que tu sais comment
revenir – c’est vrai que j’ai l’éclipse impatiente
sauf que la maison fume déjà sur ma rétinec’est pas de ma faute si je suis fait de même
tout ce que j’habite m’habite aussi
Philippe n'en est pas à ses premières publications en poésie; en 2017, il a publié La vie en apnée aux Éditions de l'Hexagone. Il travaille également sur un deuxième recueil —Théories des jeux.
Toutes nos félicitations!
Informations additionnelles
Vous pouvez vous procurer La vie en apnée à la Coop du Collège.
Lire la nouvelle originale sur le site web de Radio-Canada.
Crédit photo : Hugo Roy